L’assaut du 12 juillet 1915 vu par Pierre Lacourt

Ce post estival reprend le fil du deuxième tome et nous conduit au septième chapitre durant lequel Pierre Lacourt est amené à participer en première ligne, le 12 juillet 1915, à une nouvelle offensive sur le ravin du Kerevès-Deré. C’est la cinquième du genre, elle aboutira encore à un échec… Lacourt y connaîtra sa première attaque aux premiers rangs, son premier combat au corps-à-corps où il tuera pour la première fois de sa vie, avant d’être sérieusement blessé à la fin de la journée… C’était il y a 100 ans aujourd’hui…

Ce septième chapitre, intitulé « Nouvelles journées de combat », commence en amont d’une nouvelle offensive alliée sur le ravin du Kerevès-Deré. Le bataillon de Lacourt retourne aux tranchées le 10 juillet et y reste jusqu’au lendemain. Le 11 au soir, le commandant Rivet, chef du bataillon, convoque tous ses officiers subalternes pour leur donner des instructions sur l’offensive du lendemain. Son bataillon sera placé en réserve, mais il leur explique que le 2e bataillon, qui sera positionné en première ligne, a besoin d’être regarni et qu’à cette fin il faut prélever des hommes dans les autres bataillons. Il demande ainsi aux capitaines et lieutenants responsables des différentes compagnies de désigner des hommes pour passer dans les rangs du 2e bataillon. Saudal ne manque pas l’occasion de citer Lacourt parmi les hommes de sa liste. Lacourt sera ainsi en première ligne dès le lendemain matin, c’était un bon moyen de se débarrasser de ce gêneur… le seul encore vivant à connaître l’existence des icônes dont il est indûment en possession…
Carte de la zone de combat du Cap Helles,
le ravin du Kerevès Deré se trouve dans la case 18, sur la ligne de front
(Wikimedia Commons – RC Butcher)
Lacourt et les hommes désignés pour rejoindre le 2e bataillon montèrent le soir-même en première ligne pour rejoindre leur nouvelle affectation. Pierre Lacourt n’est évidemment pas ravi de ce changement de dernière minute, mais il est loin de se douter que Saudal est derrière tout ça… De plus, il souffre de la chaleur tenace, même en soirée, et doit boire régulièrement pour combattre la déshydratation. Ses camarades n’étaient pas plus fringants, certains souffrant de dysenterie… Pierre avait par ailleurs un mauvais pressentiment, quelque chose d’important allait se produire. Il tenta en vain de penser à autre chose, sa famille, ses proches, puis en revint au moment où il avait cédé ses objets byzantins au capitaine Saudal. Il se demandait quand est-ce qu’il aurait des nouvelles à ce sujet, si l’état-major avait trouvé le temps de s’y intéresser ?
Son groupe rejoignit la première ligne juste avant la tombée de la nuit. Les hommes se divisèrent entre les différentes compagnies du bataillon, avant de s’installer et de prendre une ration froide en guise de repas. Ils tentèrent ensuite de se reposer dans la fraîcheur de la nuit. Lacourt avait rejoint la 6e compagnie, l’une des trois qui participerait à la première vague d’assaut au petit matin. Pierre dormit tant bien que mal, fit de nombreux cauchemars et se rendit compte que s’être débarrassé des icônes ne changeait rien de ce point de vue là. Mais la perspective de l’attaque du lendemain n’y était sans doute pas pour rien…
Aux lueurs du jour, les premiers tirs d’artillerie alliés se firent entendre. D’abord des tirs de réglage, puis des tirs ajustés sur les différentes lignes turques du secteur. Ce bombardement intensif durera trois quart-d’heures et précédera l’assaut de l’infanterie. En ce 12 juillet 1915, c’est-à-dire cent ans jour pour jour au moment où j’écris ces lignes, Pierre Lacourt s’apprêtait à monter l’assaut en première vague pour la première fois de sa vie !
Canon de 75mm de l’artillerie coloniale française en action
durant la troisième bataille de Krithia, le 4 juin 1915
(Wikimedia Commons – Central News Agency )

L’attente pendant le bombardement fut incroyablement stressante pour Lacourt et les autres Zouaves. Personne n’était dupe quant aux résultats de ces bombardements préliminaires : ils éclaircissaient partiellement les lignes ennemies mais annulaient tout effet de surprise quant à l’imminence de l’attaque… En face, les Turcs étaient donc déjà prêts à en découdre. Pierre éprouvait une peur profonde qu’il tentait de masquer comme tous ses autres camarades. Il craignait de mourir bien-sûr, mais plus encore de revenir affreusement blessé.

A un quart d’heure de l’heure H, les canons de 75 de la coloniale continuaient leurs tirs. Dans la tranchée, les Zouaves reçurent une dernière fois un récapitulatif des objectifs à atteindre et on distribua à chacun d’eux une double ration de gnôle, de manière à lever les dernières réticences… Pierre but pour sa part sans broncher, histoire d’anesthésier sa peur… Les baïonnettes furent ensuite mises aux canons, l’instant fatidique n’allait plus tarder et où il s’agirait de s’élancer vers la mort.

Cette offensive était ambitieuse, étendue sur plus d’ 1,5 km de front. Elle impliquait une attaque simultanée des Français et des Britanniques sur le secteur du ravin du Kerevès-Deré, un point stratégique pour percer sur la presqu’île. Une cinquième tentative pratiquement considérée comme celle de la dernière chance ou presque. Les Britanniques sont au nord, les Français au centre et au sud. Le 2e RMA, pour sa part, était au centre, à l’extrémité située près des Britanniques.Au bout d’un moment, les tirs d’artillerie cessèrent. Il était 7h35, c’était l’heure H. Les sifflets retentirent dans les tranchées alliées et les hommes s’élancèrent dans le no man’s land. Ils coururent pendant une vingtaine de mètres sur les pentes du ravin avant d’essuyer les premiers tirs turcs. De nombreux camarades autour de Pierre tombaient sous le feu des mitrailleuses et des fusils ottomans, sans compter les obus et les tirs de mortier. Beaucoup se jetèrent alors à terre, comme Pierre qui trouva refuge dans un trou d’obus. La progression sur le flanc du ravin tenu par les Turcs se fit donc lentement, par avancées successives. Mais cette progression était inégale d’un secteur à l’autre. A l’image de ce qui se passait justement dans le 2e bataillon : la 6e compagnie, où était affecté Pierre, avançait bien, mais la 7e compagnie perdait son cap après avoir perdu rapidement les gradés chargés de la diriger, elle avait tendance à converger vers celui de la 6e compagnie, quant à la 8e compagnie, elle restait bloquée dans son avancée, car elle était censée progresser en liaison avec les Britanniques qui étaient figés sur leur ligne par l’opposition turque.

 

Mitrailleuses ottomanes aux Dardanelles en 1915
(Wikimedia Commons – Bundesarchiv)

Pierre et ses camarades se trouvèrent bloqués à une quarantaine de mètres de la tranchée turque. Le secteur était cadenassé par un nid de mitrailleuse qui abattait tout assaillant. Autour de Pierre, tremblant de stress, c’était un spectacle cauchemardesque : des morts partout, des blessés gémissant, quant aux autres ils se terraient derrière le moindre abri, certains pleuraient, terrorisés d’être là.

La situation demeura ainsi un moment, puis les Français tentèrent de faire sauter le nid à la grenade. Après une première tentative ratée, un deuxième essai fut couronné de succès : la grenade tua les deux servants et mis hors d’usage la mitrailleuse. L’assaut reprit alors et fut contenu à une quinzaine de mètres des lignes turques mais la deuxième vague d’assaut intervint alors pour donner l’impulsion décisive.

L’assaut au corps-à-corps fut sauvage et Lacourt se jeta dans cet enfer. Son premier combat ne tarda guère. Il fut opposé à un sous-officier blessé qui se battait au sabre de son bras valide comme un désespéré. Pierre para un premier coup à l’aide de son Lebel puis esquiva immédiatement la deuxième tentative dans un réflexe inespéré. Il parvint ensuite à lui asséner un violent coup de crosse au visage, ce qui lui laissa tout juste le temps de retourner son arme et de planter en un sursaut la baïonnette dans le ventre de l’Ottoman. Pierre n’en revenait pas lui-même : il venait de tuer un homme. Bouleversé, il n’osait pas l’achever. Il restait interdit, regardant s’éteindre lentement le Turc, jusqu’à ce qu’un officier français vint lui hurler de terminer ce qu’il avait commencé et d’achever cet ennemi. Ce n’était pas n’importe quel officier, il s’agissait du capitaine Saudal venu avec d’autres officiers ré-encadrer l’attaque, les pertes ayant été grandes parmi les gradés.

Le capitaine acheva immédiatement le Turc d’une balle dans la tête, avant d’adresser une dernière remontrance à Pierre et de repartir au combat. Pierre est sous le choc et observe le corps du sous-officier. De la vareuse de ce dernier tomba une montre à gousset que Pierre prit le temps d’ouvrir. Il y vit une photo de cet homme, assis avec sa petite fille sur les genoux. Submergé d’émotions, il fondit en larmes quelques instants avant que d’autres gradés ne le rappellent à l’ordre et à la réalité.

Dans le secteur de la 6e compagnie, la tranchée était prise mais il restait à occuper les segments que les autres compagnies n’avaient pas encore réussi investir. Cette tâche prit plusieurs heures et le 2e bataillon dût être aidé par le 3e, arrivé à la rescousse vers 10h du matin. Vers la mi-journée, la tranchée fut définitivement prise. Il fallait alors consolider cette position en vue de l’attaque de la prochaine ligne, objectif qui fut reporté au lendemain matin, l’attaque ayant pris trop de retard le premier jour. Cette consolidation était aussi nécessaire en vue de résister à une éventuelle contre-attaque turque. Les Zouaves n’y sont d’ailleurs pas à l’aise car le tronçon initialement réservé aux Anglais est encore entièrement aux mains des Turcs. Ils durent donc improviser une chicane dans la tranchée pour éviter les tirs en enfilade. Par ailleurs, l’arrière de la tranchée était bombardé par les Turcs pour éviter tout renfort. Un véritable enfer…

Malgré cette situation inconfortable, on fit relever les hommes en fin d’après-midi en vue de l’attaque du lendemain. Le 3e bataillon fut ainsi relevé par le 1er, quant au 2e, celui de Lacourt, il fut remplacé par un bataillon du 176e R.I. La manoeuvre de transfert fut délicate et dangereuse sous le feu ennemi.

Au terme de cette journée d’offensive, peu d’objectifs avaient été atteints et globalement l’attaque avait pris beaucoup de retard et nécessitait de se poursuivre une deuxième journée. Pendant le repli vers l’arrière, le bataillon de Lacourt essuya de nombreux tirs et l’un d’eux finit par toucher violemment Pierre à l’épaule, juste au dessus de l’omoplate. Il ressentit comme une forte décharge électrique avant de chuter à terre dans le no man’s land. Il roula jusqu’à un trou d’obus. Personne ne l’avait vu se faire blesser, ni même se cacher, si bien qu’il resta isolé et oublié dans son trou et perdit connaissance.

Kiosque à musique du square Bresson à Alger au début du XXe siècle
(Algéroisement vôtre)

Dans la chaleur, il alternait phase d’éveil et d’inconscience. Dans ses délires, il rêvait de son enfance auprès de ses parents, ainsi que, dans un passé plus récent, de ses études à Alger. Il repensa notamment à Hasna, la fille du voisin de sa tante, qui avait été son premier flirt là-bas, et surtout à Madeleine, une institutrice qu’il y a rencontré il y a alors près de 2 ans, en septembre 1913. C’était à la station de tramway du square Bresson, proche du théâtre. Il se remémorait leur rencontre, leurs sorties à Alger et leurs étreintes. C’est notamment dans la grotte de Cervantès, un lieu romantique près de la plage du Hamma, que les deux amoureux avaient échangé leurs premiers baisers. Il repensait aussi aux projets qu’ils avaient ensemble après ses études. Mais tout cela semblait s’éloigner irrémédiablement alors qu’il était en train de mourir dans ce trou d’obus à des milliers de kilomètres de là…

Au terme de ce chapitre, le sort de Pierre est bien incertain et fragile… il ne pourra s’en tirer qu’avec l’aide d’une assistance médicale qui viendra peut-être avec la nuit…

Bon été et à bientôt.

OLIVIER DURAND

Cet article est reproduit avec l’autorisation de l’auteur qui anime l’excellent blog « Les icônes de sang« , qui est également le titre de son livre disponible ici.